Ariane chemin le grand jeu
Posté : 01 Ghje 2005 22:50
pour les fêtes on a droit a un double article
Réveillon, dans le silence et la peur, au foyer Sonacotra d'Ajaccio
Des résidents du foyer Sonacotra d'Ajaccio (Corse) lors d'un concert organisé dans le cadre de la "Semaine de la Fraternité", le 13 décembre 2004 | AFP - Olivier Laban-Mattéi

Les résidents hésitent à sortir, s'enferment dans le silence et n'avaient pas, pour la Saint-Sylvestre, le cœur à la fête.
ANALYSE
Le racisme, mal d'une île vieillissante et sans projet
LE MONDE | 01.01.05 | 17h54
Consultez nos dossiers, l'analyse approfondie de grands sujets d'actualité. Abonnez-vous au Monde.fr
Nier qu'il existe du racisme en Corse relève de l'angélisme ou du mensonge. A bout de souffle, la mouvance nationaliste est confrontée à une base dépolitisée, animée de réflexes xénophobes.
Ajaccio de notre envoyée spéciale
La Corse est-elle la région la plus raciste de France ? La question hérisse les Corses, mais l'île est sans doute l'endroit où les agressions contre les immigrés sont les plus violentes et où la communauté maghrébine se sent le plus menacée.
Dans une île où tout conflit privé, voire toute contradiction, se solde par une violence domestique, le racisme se traduit souvent par un plasticage de biens. En 1986, l'association Ava Basta s'était créée la première pour protester contre l'assassinat de deux Tunisiens, que le Front de libération nationale de la Corse (FLNC) accusait de trafic de drogue. Il n'y a pas eu, l'an passé, d'homicide établi de ressortissants étrangers pour des mobiles racistes, mais la Corse n'en restera pas moins, en 2004, la championne en xénophobie d'une France elle-même touchée par une vague de racisme et d'antisémitisme.
Jusqu'alors, les nationalistes prenaient garde, lorsqu'ils dénonçaient la "colonisation de peuplement", de faire la différence entre les "Français" et les immigrés. Cette différence a eu tendance à s'estomper ces derniers mois dans les discours militants, qui lui préfèrent le "nous sommes minoritaires sur notre propre terre".
Dans une île qui vieillit et se paupérise, la réussite sociale d'un certain nombre d'anciens immigrés venus du Maghreb provoque des jalousies qui font parfois sauter un restaurant ou une maison d'entrepreneur. Blues du petit Blanc... Dans les années 1980, lorsque les villages ont commencé à se vider et que l'immigration maghrébine - essentiellement constituée de primo-arrivants - est devenue plus visible, les ratonnades étaient souvent menées par d'anciens de l'"Algérie française". Aujourd'hui, ce sont souvent des adolescents qui insultent, visent, menacent ou agressent. Ainsi, les Clandestini Corsi, mis en examen le 19 novembre 2004 pour des attentats racistes, ou le jeune Ajaccien de 15 ans qui a lancé une bouteille emplie d'acide chlorhydrique, le 27 décembre 2004, sous les boîtes à lettres d'un des deux foyers ajacciens de la Sonacotra. Jeunesse à la recherche d'identité, dans une Corse sans projet.
L'économie corse est atone, et son tourisme mal en point. L'île a enregistré durant l'été 2004 une baisse de 7 % de visiteurs. Les élections territoriales du printemps 2003 ont sonné le glas des grandes figures locales et l'assemblée de Corse s'en tient à un rôle de pure gestion administrative.
Le "corsisme" a vécu, le nationalisme est à bout de souffle. Sans perspective depuis la victoire, en juillet 2002, du "non" au référendum, son image a subi un rude coup. Un an plus tard, la justice financière a mis le nez dans les "affaires" de Charles Pieri, qui devrait être jugé le 9 mars. Le chef nationaliste bastiais structurait en Haute-Corse un système néoclanique et clientéliste. Avec son effondrement, les soldats perdus du nationalisme ou les apprentis clandestins, laissés à eux-mêmes, jouent leurs intérêts personnels. Ils s'en prennent comme toujours à la partie la plus faible de la société corse : les immigrés.
Déjà, dans les années 1980, des jeunes aux franges du nationalisme rackettaient et attaquaient dans la plaine orientale les ouvriers agricoles qui venaient toucher leur paie, souvent versée en liquide. Les responsables nationalistes condamnent haut et fort le racisme. Ils savent qu'il représente un piège pour une famille politique qui se veut - et n'a peut-être d'autre raison d'être - l'interlocuteur privilégié, clandestin ou légal, du gouvernement.
Mais, alors que les discussions institutionnelles ne sont plus à l'ordre du jour, la mouvance nationaliste se trouve confrontée à une base dépolitisée et animée des réflexes xénophobes. Alors que, longtemps, le nationalisme avait empêché l'expression d'un vote protestataire d'extrême droite, le vote lepéniste s'est imposé en Corse depuis les élections municipales de 2001, où il a rejoint pour la première fois le niveau national. "Plume" de Jean-Marie Le Pen, Olivier Martinelli n'hésite pas à publier ses tribunes en corse dans le quotidien Corse-Matin et opère habilement la distinction entre le racisme pur et le viatique de la nouvelle droite - chaque culture doit rester chez elle. Il a mené en 2002 une campagne efficace qui a mis en difficulté les nationalistes.
Dire que "les" Corses sont racistes ou parler d'un "peuple corse" xénophobe est inutilement stigmatisant. A l'inverse, nier qu'il existe du racisme en Corse relève de l'angélisme ou du mensonge. Mrg Jean-Luc Brunin, évêque de Corse, n'a pas hésité à bousculer les fidèles de cette île restée très catholique en expliquant que l'on avait atteint "le seuil du supportable" et en se refusant à croire que les racistes soient "tous des pourris". Tous ceux, enfin, qui, en leur temps, par exemple à la Ligue des droits de l'homme, n'avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser, non sans raison, le racisme anticorse, n'ont pas vu venir qu'il y a, dans cette société, plus bas qu'un Corse : un immigré.
Ariane Chemin
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.01.05
Réveillon, dans le silence et la peur, au foyer Sonacotra d'Ajaccio
LE MONDE | 01.01.05 | 12h50
A 9 heures par e-mail, recevez les titres du journal à paraître l'après-
midi. Abonnez-vous au Monde.fr
Les 116 résidents tunisiens du foyer Sonacotra d'Ajaccio ont sorti quelques chips et des bières pour le réveillon, mais n'ont pas le cœur à la fête. Une bombe a été découverte le soir de Noël le long du bâtiment, et ce n'est pas la première fois : un bidon d'essence enflammée avait auparavant été jeté dans l'entrée, des rafales de fusil ont été tirées du dehors sur le rez-de-chaussée, un adolescent a jeté une bouteille d'acide sur un autre foyer d'immigrés le 27 décembre 2004. Les résidents se taisent et évitent de sortir le soir. Les violences racistes se sont multipliées en Corse en 2004, dans une France elle-même touchée par une vague de xénophobie et d'antisémitisme. Le vieillissement de l'île, le chômage et l'absence de perspectives, y compris nationalistes, expliquent en partie une poussée du racisme.
Ajaccio de notre envoyée spéciale
On a sorti trois chips, pour la forme, des bouteilles de bière, de whisky, les cigarettes et la chicha - le narguilé. Quand, à minuit, ce 31 décembre 2004, résonnent au loin les calibres de fusils de chasse pointés vers le ciel, tradition des villes et des villages corses, personne ne se précipite aux fenêtres du foyer Sonacotra de Mezzavia (Corse-du-Sud) pour saluer les salves festives de la tradition. Cette année, les 116 résidents du foyer n'ont pas trop le cœur à la fête.
D'habitude, le temps d'une soirée, ils tentaient de donner un semblant de chaleur à la grande salle commune, glaciale et jaune sous les néons, en tirant les tables contre les murs sans couleurs ni posters, en faisant durer les parties de rami ou de "chopa". En dansant devant les chanteuses pulpeuses et maquillées qui descendent le tapis rouge du programme de la Saint-Sylvestre de TV7, la chaîne tunisienne qu'ils captent par satellite. Ce soir, à 20 heures, certains dorment déjà dans leurs petites chambres. "C'est suite des événements", explique Taieb Jemai, surnommé "El Hakem" - le "juge" du foyer, à cause de son talent à résoudre les embrouilles des 116 résidents du foyer et de ses cheveux grisonnants.
Les événements, comme il dit pudiquement, ce sont les agressions contre les Maghrébins qui, en Corse, se sont multipliées. Et plus particulièrement cette bombe de 5 kg de nitrate et de fioul, déposée il y a une semaine, le soir de Noël, sur le parking qui jouxte le bâtiment, à 20 mètres de l'entrée, tout près surtout de l'alimentation de gaz qui permet à chacun de cuire le soir dans les fait-tout des cuisines communes sa soupe ou son couscous du jour. "Un truc comme ça peut faire exploser tout le foyer", note Taieb Jemai. Du coup, cette nuit, un vigile d'une société de sécurité privée monte la garde la nuit, entre le foyer et la petite salle de prière, derrière la buanderie. Jamais d'éclairage pour les burnous qui, à 18 heures, se sont aventurés dans la nuit noire : la Sonacotra, créée en 1956 pour loger les travailleurs immigrés, trouve ça plus prudent.
De la route, le foyer Sonacotra de Mezzavia, une commune populaire au sud d'Ajaccio, est invisible. On le trouve au bout d'un chemin tout cabossé de gros nids de poule qui part de derrière le stade du Gazelec, l'un des deux clubs de deuxième division ajaccien. L'architecte local avait, paraît-il, imaginé, il y a un peu moins de dix ans, de distribuer les appartements sur quelque chose qui figurerait une cour d'un village méditerranéen. Avec ses coursives en métal sur deux étages qui s'ouvrent sur les petites cuisines communes à quatre personnes, ses piquets gris qui s'élèvent dans le ciel comme des miradors, le bâtiment ressemble plutôt à une prison. Un petit barbecue trône au milieu des herbes folles de la cour, au centre de quelques cordes arrimées aux murs qui laissent imaginer le mouton, et un rondin qui ne peut cacher qu'il fut et sera un billot. Tous ou presque sont arrivés en Corse il y a vingt ou trente ans du même village tunisien, Ghardimaou, pour travailler comme ouvriers saisonniers dans le bâtiment ou comme plongeurs dans l'arrière-cour d'un restaurant.
Ils envoient l'argent grâce à des copains plutôt que par mandats et ne retrouvent le village, les femmes et les enfants qu'une fois par an, l'été, après une traversée Marseille-Tunis et 184 kilomètres de train vers le nord-ouest du pays. Ghardimaou, c'est "comme ici, sans la mer, les mêmes montagnes, le même climat", explique la trentaine de résidents qui, ce soir, ont décidé d'attendre ensemble minuit. Sauf qu'on y travaille pour beaucoup moins qu'ici. "Quoi de mieux que la Corse ?", demandent-ils. "Ici, il y a la même mentalité."
Triste réveillon. "Autre que triste", dit Hamida Ouerghi, 48 ans, venu rendre visite comme chaque soir après le travail à ses amis du foyer. "La Saint-Sylvestre, ça se fête partout dans le monde. En Tunisie, le 31 décembre, on offre de la viande aux pauvres, on fait des gâteaux, des galettes, des tartes, la dinde", expliquent Taoufif Mimedfai, 34 ans, chef cuisinier, et Amor Fkiri, 36 ans, au chômage. "Ce soir, répond Mohamed Gadhagadhi, 54 ans et doyen du foyer, c'est un peu triste avec ces affaires qui se passent en Corse."
PAS PIRE QU'AVANT
Au foyer des Hauts-de-Bodiccione, seconde structure ajaccienne de la Sonacotra et l'un de ses trois établissements sur l'île, ont au moins été gardées au mur une guirlande, les affiches antiracistes d'Ava Basta et celle de la Semaine de la fraternité, close il y a quinze jours. Sans qu'on sache - ou sans qu'on le dise beaucoup - que le climat se dégrade dangereusement : une bombe devant le local de prière, un bidon d'essence enflammée lancé dans l'entrée, propageant le feu à tous les étages, des tirs dans les fenêtres, des balles dans les gouttières, des rafales tirées du dehors jusqu'au fond du couloir, au rez-de-chaussée, avant qu'un adolescent d'une cité balance une bouteille gonflée d'acide et entourée de papier aluminium sous les boîtes aux lettres du hall d'entrée, lundi 27 décembre.
Les plus âgés assurent que ce n'est pas pire aujourd'hui qu'avant. La différence, disent-ils, c'est qu'"aujourd'hui, c'est pas des professionnels, c'est des jeunes, ils savent pas ce qu'ils font". Chacun comprend que les professionnels désignent les nationalistes, mais personne ne prononce ce nom. "Les professionnels, c'est Zidane, ou Maradona", rit Mohamed autour de la table et des chips. "Si les professionnels disaient : "cassez-vous", on partirait, mais là, c'est pas le cas", se rassurent-ils entre eux. "Même si les mirages bombardent toute la Corse, je bougerais pas. Je suis content", dit Mohamed. "Ce serait lâche", résume son cousin Taieb Jemai en mettant son fatalisme au pot, pendant que chacun hoche la tête. "La vie ou la mort, c'est la même chose pour moi. Arrive ce qui arrive. Je préfère juste par-devant que par-derrière."
Les bières rendent un peu tristes, plus bavards aussi. A minuit, la salle se vide des plus âgés. Quelques téléphones portables se mettent à sonner. "Les enfants, au village, ils pleurent. Ils ont peur", dit l'un. "Après l'histoire de samedi, ma femme, elle a commencé à pleurer. C'est rien, j'ai dit", raconte un second. "Le jour où c'est passé aux informations, tout le bled m'a appelé", ajoute un troisième.
Un cousin venu rendre visite décide prudemment de dormir au foyer. Un autre, qui n'a guère que le chemin de terre à parcourir pour rentrer chez lui, avoue son anxiété. "Disons qu'il y a une zone de turbulence, comme au milieu des années 1980 et pendant la guerre du Golfe", concède Fekiri Brahim, artisan arrivé adolescent il y a vingt-trois ans, alors que son frère souhaite la bonne année à son "patron".
Sortiront ? Sortiront pas ? "Si j'étais chez moi, j'aurais dansé sur la route", lâche Ayadi Salah, avant d'aller se coucher. Les quatre plus jeunes s'attardent dans la salle commune. Amor le beau gosse, celui qui ne roule plus jamais dans une belle voiture "parce qu'on me regarde à l'envers, comme j'avais une amie corse", exhibe le texto qu'il a reçu de sa copine, depuis Bizerte, en Tunisie : "365 anges portant 365 roses de 365 couleurs autour de chaque ange 365 étoiles chantant dans 365 airs : bonne année 2005."
Ce texto lui a fait pousser 730 ailes. Allez, ce soir, ils vont passer à l'Association des musulmans tunisiens de Mezzavia, avant, peut-être, d'aller danser à la 5e, une boîte de la route des Sanguinaires. "Là, ils refusent pas."
Ariane Chemin
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.01.05
Réveillon, dans le silence et la peur, au foyer Sonacotra d'Ajaccio
Des résidents du foyer Sonacotra d'Ajaccio (Corse) lors d'un concert organisé dans le cadre de la "Semaine de la Fraternité", le 13 décembre 2004 | AFP - Olivier Laban-Mattéi

Les résidents hésitent à sortir, s'enferment dans le silence et n'avaient pas, pour la Saint-Sylvestre, le cœur à la fête.
ANALYSE
Le racisme, mal d'une île vieillissante et sans projet
LE MONDE | 01.01.05 | 17h54
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Nier qu'il existe du racisme en Corse relève de l'angélisme ou du mensonge. A bout de souffle, la mouvance nationaliste est confrontée à une base dépolitisée, animée de réflexes xénophobes.
Ajaccio de notre envoyée spéciale
La Corse est-elle la région la plus raciste de France ? La question hérisse les Corses, mais l'île est sans doute l'endroit où les agressions contre les immigrés sont les plus violentes et où la communauté maghrébine se sent le plus menacée.
Dans une île où tout conflit privé, voire toute contradiction, se solde par une violence domestique, le racisme se traduit souvent par un plasticage de biens. En 1986, l'association Ava Basta s'était créée la première pour protester contre l'assassinat de deux Tunisiens, que le Front de libération nationale de la Corse (FLNC) accusait de trafic de drogue. Il n'y a pas eu, l'an passé, d'homicide établi de ressortissants étrangers pour des mobiles racistes, mais la Corse n'en restera pas moins, en 2004, la championne en xénophobie d'une France elle-même touchée par une vague de racisme et d'antisémitisme.
Jusqu'alors, les nationalistes prenaient garde, lorsqu'ils dénonçaient la "colonisation de peuplement", de faire la différence entre les "Français" et les immigrés. Cette différence a eu tendance à s'estomper ces derniers mois dans les discours militants, qui lui préfèrent le "nous sommes minoritaires sur notre propre terre".
Dans une île qui vieillit et se paupérise, la réussite sociale d'un certain nombre d'anciens immigrés venus du Maghreb provoque des jalousies qui font parfois sauter un restaurant ou une maison d'entrepreneur. Blues du petit Blanc... Dans les années 1980, lorsque les villages ont commencé à se vider et que l'immigration maghrébine - essentiellement constituée de primo-arrivants - est devenue plus visible, les ratonnades étaient souvent menées par d'anciens de l'"Algérie française". Aujourd'hui, ce sont souvent des adolescents qui insultent, visent, menacent ou agressent. Ainsi, les Clandestini Corsi, mis en examen le 19 novembre 2004 pour des attentats racistes, ou le jeune Ajaccien de 15 ans qui a lancé une bouteille emplie d'acide chlorhydrique, le 27 décembre 2004, sous les boîtes à lettres d'un des deux foyers ajacciens de la Sonacotra. Jeunesse à la recherche d'identité, dans une Corse sans projet.
L'économie corse est atone, et son tourisme mal en point. L'île a enregistré durant l'été 2004 une baisse de 7 % de visiteurs. Les élections territoriales du printemps 2003 ont sonné le glas des grandes figures locales et l'assemblée de Corse s'en tient à un rôle de pure gestion administrative.
Le "corsisme" a vécu, le nationalisme est à bout de souffle. Sans perspective depuis la victoire, en juillet 2002, du "non" au référendum, son image a subi un rude coup. Un an plus tard, la justice financière a mis le nez dans les "affaires" de Charles Pieri, qui devrait être jugé le 9 mars. Le chef nationaliste bastiais structurait en Haute-Corse un système néoclanique et clientéliste. Avec son effondrement, les soldats perdus du nationalisme ou les apprentis clandestins, laissés à eux-mêmes, jouent leurs intérêts personnels. Ils s'en prennent comme toujours à la partie la plus faible de la société corse : les immigrés.
Déjà, dans les années 1980, des jeunes aux franges du nationalisme rackettaient et attaquaient dans la plaine orientale les ouvriers agricoles qui venaient toucher leur paie, souvent versée en liquide. Les responsables nationalistes condamnent haut et fort le racisme. Ils savent qu'il représente un piège pour une famille politique qui se veut - et n'a peut-être d'autre raison d'être - l'interlocuteur privilégié, clandestin ou légal, du gouvernement.
Mais, alors que les discussions institutionnelles ne sont plus à l'ordre du jour, la mouvance nationaliste se trouve confrontée à une base dépolitisée et animée des réflexes xénophobes. Alors que, longtemps, le nationalisme avait empêché l'expression d'un vote protestataire d'extrême droite, le vote lepéniste s'est imposé en Corse depuis les élections municipales de 2001, où il a rejoint pour la première fois le niveau national. "Plume" de Jean-Marie Le Pen, Olivier Martinelli n'hésite pas à publier ses tribunes en corse dans le quotidien Corse-Matin et opère habilement la distinction entre le racisme pur et le viatique de la nouvelle droite - chaque culture doit rester chez elle. Il a mené en 2002 une campagne efficace qui a mis en difficulté les nationalistes.
Dire que "les" Corses sont racistes ou parler d'un "peuple corse" xénophobe est inutilement stigmatisant. A l'inverse, nier qu'il existe du racisme en Corse relève de l'angélisme ou du mensonge. Mrg Jean-Luc Brunin, évêque de Corse, n'a pas hésité à bousculer les fidèles de cette île restée très catholique en expliquant que l'on avait atteint "le seuil du supportable" et en se refusant à croire que les racistes soient "tous des pourris". Tous ceux, enfin, qui, en leur temps, par exemple à la Ligue des droits de l'homme, n'avaient pas de mots assez durs pour stigmatiser, non sans raison, le racisme anticorse, n'ont pas vu venir qu'il y a, dans cette société, plus bas qu'un Corse : un immigré.
Ariane Chemin
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.01.05
Réveillon, dans le silence et la peur, au foyer Sonacotra d'Ajaccio
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Les 116 résidents tunisiens du foyer Sonacotra d'Ajaccio ont sorti quelques chips et des bières pour le réveillon, mais n'ont pas le cœur à la fête. Une bombe a été découverte le soir de Noël le long du bâtiment, et ce n'est pas la première fois : un bidon d'essence enflammée avait auparavant été jeté dans l'entrée, des rafales de fusil ont été tirées du dehors sur le rez-de-chaussée, un adolescent a jeté une bouteille d'acide sur un autre foyer d'immigrés le 27 décembre 2004. Les résidents se taisent et évitent de sortir le soir. Les violences racistes se sont multipliées en Corse en 2004, dans une France elle-même touchée par une vague de xénophobie et d'antisémitisme. Le vieillissement de l'île, le chômage et l'absence de perspectives, y compris nationalistes, expliquent en partie une poussée du racisme.
Ajaccio de notre envoyée spéciale
On a sorti trois chips, pour la forme, des bouteilles de bière, de whisky, les cigarettes et la chicha - le narguilé. Quand, à minuit, ce 31 décembre 2004, résonnent au loin les calibres de fusils de chasse pointés vers le ciel, tradition des villes et des villages corses, personne ne se précipite aux fenêtres du foyer Sonacotra de Mezzavia (Corse-du-Sud) pour saluer les salves festives de la tradition. Cette année, les 116 résidents du foyer n'ont pas trop le cœur à la fête.
D'habitude, le temps d'une soirée, ils tentaient de donner un semblant de chaleur à la grande salle commune, glaciale et jaune sous les néons, en tirant les tables contre les murs sans couleurs ni posters, en faisant durer les parties de rami ou de "chopa". En dansant devant les chanteuses pulpeuses et maquillées qui descendent le tapis rouge du programme de la Saint-Sylvestre de TV7, la chaîne tunisienne qu'ils captent par satellite. Ce soir, à 20 heures, certains dorment déjà dans leurs petites chambres. "C'est suite des événements", explique Taieb Jemai, surnommé "El Hakem" - le "juge" du foyer, à cause de son talent à résoudre les embrouilles des 116 résidents du foyer et de ses cheveux grisonnants.
Les événements, comme il dit pudiquement, ce sont les agressions contre les Maghrébins qui, en Corse, se sont multipliées. Et plus particulièrement cette bombe de 5 kg de nitrate et de fioul, déposée il y a une semaine, le soir de Noël, sur le parking qui jouxte le bâtiment, à 20 mètres de l'entrée, tout près surtout de l'alimentation de gaz qui permet à chacun de cuire le soir dans les fait-tout des cuisines communes sa soupe ou son couscous du jour. "Un truc comme ça peut faire exploser tout le foyer", note Taieb Jemai. Du coup, cette nuit, un vigile d'une société de sécurité privée monte la garde la nuit, entre le foyer et la petite salle de prière, derrière la buanderie. Jamais d'éclairage pour les burnous qui, à 18 heures, se sont aventurés dans la nuit noire : la Sonacotra, créée en 1956 pour loger les travailleurs immigrés, trouve ça plus prudent.
De la route, le foyer Sonacotra de Mezzavia, une commune populaire au sud d'Ajaccio, est invisible. On le trouve au bout d'un chemin tout cabossé de gros nids de poule qui part de derrière le stade du Gazelec, l'un des deux clubs de deuxième division ajaccien. L'architecte local avait, paraît-il, imaginé, il y a un peu moins de dix ans, de distribuer les appartements sur quelque chose qui figurerait une cour d'un village méditerranéen. Avec ses coursives en métal sur deux étages qui s'ouvrent sur les petites cuisines communes à quatre personnes, ses piquets gris qui s'élèvent dans le ciel comme des miradors, le bâtiment ressemble plutôt à une prison. Un petit barbecue trône au milieu des herbes folles de la cour, au centre de quelques cordes arrimées aux murs qui laissent imaginer le mouton, et un rondin qui ne peut cacher qu'il fut et sera un billot. Tous ou presque sont arrivés en Corse il y a vingt ou trente ans du même village tunisien, Ghardimaou, pour travailler comme ouvriers saisonniers dans le bâtiment ou comme plongeurs dans l'arrière-cour d'un restaurant.
Ils envoient l'argent grâce à des copains plutôt que par mandats et ne retrouvent le village, les femmes et les enfants qu'une fois par an, l'été, après une traversée Marseille-Tunis et 184 kilomètres de train vers le nord-ouest du pays. Ghardimaou, c'est "comme ici, sans la mer, les mêmes montagnes, le même climat", explique la trentaine de résidents qui, ce soir, ont décidé d'attendre ensemble minuit. Sauf qu'on y travaille pour beaucoup moins qu'ici. "Quoi de mieux que la Corse ?", demandent-ils. "Ici, il y a la même mentalité."
Triste réveillon. "Autre que triste", dit Hamida Ouerghi, 48 ans, venu rendre visite comme chaque soir après le travail à ses amis du foyer. "La Saint-Sylvestre, ça se fête partout dans le monde. En Tunisie, le 31 décembre, on offre de la viande aux pauvres, on fait des gâteaux, des galettes, des tartes, la dinde", expliquent Taoufif Mimedfai, 34 ans, chef cuisinier, et Amor Fkiri, 36 ans, au chômage. "Ce soir, répond Mohamed Gadhagadhi, 54 ans et doyen du foyer, c'est un peu triste avec ces affaires qui se passent en Corse."
PAS PIRE QU'AVANT
Au foyer des Hauts-de-Bodiccione, seconde structure ajaccienne de la Sonacotra et l'un de ses trois établissements sur l'île, ont au moins été gardées au mur une guirlande, les affiches antiracistes d'Ava Basta et celle de la Semaine de la fraternité, close il y a quinze jours. Sans qu'on sache - ou sans qu'on le dise beaucoup - que le climat se dégrade dangereusement : une bombe devant le local de prière, un bidon d'essence enflammée lancé dans l'entrée, propageant le feu à tous les étages, des tirs dans les fenêtres, des balles dans les gouttières, des rafales tirées du dehors jusqu'au fond du couloir, au rez-de-chaussée, avant qu'un adolescent d'une cité balance une bouteille gonflée d'acide et entourée de papier aluminium sous les boîtes aux lettres du hall d'entrée, lundi 27 décembre.
Les plus âgés assurent que ce n'est pas pire aujourd'hui qu'avant. La différence, disent-ils, c'est qu'"aujourd'hui, c'est pas des professionnels, c'est des jeunes, ils savent pas ce qu'ils font". Chacun comprend que les professionnels désignent les nationalistes, mais personne ne prononce ce nom. "Les professionnels, c'est Zidane, ou Maradona", rit Mohamed autour de la table et des chips. "Si les professionnels disaient : "cassez-vous", on partirait, mais là, c'est pas le cas", se rassurent-ils entre eux. "Même si les mirages bombardent toute la Corse, je bougerais pas. Je suis content", dit Mohamed. "Ce serait lâche", résume son cousin Taieb Jemai en mettant son fatalisme au pot, pendant que chacun hoche la tête. "La vie ou la mort, c'est la même chose pour moi. Arrive ce qui arrive. Je préfère juste par-devant que par-derrière."
Les bières rendent un peu tristes, plus bavards aussi. A minuit, la salle se vide des plus âgés. Quelques téléphones portables se mettent à sonner. "Les enfants, au village, ils pleurent. Ils ont peur", dit l'un. "Après l'histoire de samedi, ma femme, elle a commencé à pleurer. C'est rien, j'ai dit", raconte un second. "Le jour où c'est passé aux informations, tout le bled m'a appelé", ajoute un troisième.
Un cousin venu rendre visite décide prudemment de dormir au foyer. Un autre, qui n'a guère que le chemin de terre à parcourir pour rentrer chez lui, avoue son anxiété. "Disons qu'il y a une zone de turbulence, comme au milieu des années 1980 et pendant la guerre du Golfe", concède Fekiri Brahim, artisan arrivé adolescent il y a vingt-trois ans, alors que son frère souhaite la bonne année à son "patron".
Sortiront ? Sortiront pas ? "Si j'étais chez moi, j'aurais dansé sur la route", lâche Ayadi Salah, avant d'aller se coucher. Les quatre plus jeunes s'attardent dans la salle commune. Amor le beau gosse, celui qui ne roule plus jamais dans une belle voiture "parce qu'on me regarde à l'envers, comme j'avais une amie corse", exhibe le texto qu'il a reçu de sa copine, depuis Bizerte, en Tunisie : "365 anges portant 365 roses de 365 couleurs autour de chaque ange 365 étoiles chantant dans 365 airs : bonne année 2005."
Ce texto lui a fait pousser 730 ailes. Allez, ce soir, ils vont passer à l'Association des musulmans tunisiens de Mezzavia, avant, peut-être, d'aller danser à la 5e, une boîte de la route des Sanguinaires. "Là, ils refusent pas."
Ariane Chemin
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.01.05